Le Chevalier de la Charrette (2)

Quand son interlocuteur l'entendit,
Il fut pris de faiblesse
Et dut s'appuyer
Sur l'arçon de sa selle.
Et lorsque la demoiselle le vit,
Elle fut remplie d'étonnement,
Et pensa qu'il allait tomber de cheval.
Si elle eut peur, ne l'en blâmez pas,
Car elle crut qu'il perdait connaissance.
Et quand tout est dit,
Il s'en fallait de bien peu qu'il ne s'évanouît,
Car il ressentait au coeur une douleur
Si grande que parole et couleur
Il a perdues pendant un bon moment.
La demoiselle saute à bas de sa monture
Et court tant qu'elle peut
Pour lui porter secours,
Car elle ne tenait pour rien au monde
À le voir tomber à terre.
Quand le Chevalier la vit venir, il eut honte
Et lui dit : Pour quelle raison
Venez-vous près de moi ?
Ne croyez pas que la demoiselle
Lui avoue la vraie raison :
Il en aurait rougi de honte
Et aurait été blessé au vif,
Si elle lui avait dit la vérité;
Elle s'est donc bien gardée de la révéler,
Et répondit avec beaucoup de tact :
Messire, je suis venue chercher le peigne,
Pour cela je suis descendue à terre;
De l'avoir en main je suis si désireuse
Que je n'ai pu attendre davantage.
Le Chevalier, qui veut bien qu'elle ait le peigne,
Le lui donne, mais pas avant d'en avoir retiré les cheveux
Si doucement qu'il n'en rompt aucun.
Jamais yeux ne verront
Honorer un objet
Comme il se met à révérer les cheveux;
Bien cent mille fois il les applique
Contre ses yeux, contre sa bouche,
Contre son front et son visage :
Leur contact le plonge dans l'extase.
Les cheveux de la reine sont pour lui bonheur et richesse :
Sur sa poitrine, près du coeur, il les place
Entre chemise et chair.
Il ne les aurait pas échangés contre un chariot
Chargé d'émeraudes et d'escarboucles.
Il ne pense pas que les ulcères
Ou tout autre mal puissent désormais l'atteindre;
Il dédaigne maintenant le diamargareton,
La pleüriche, la thériaque
Et les prières à saint Martin et saint Jacques,
Car en ces cheveux il a tant confiance
Qu'il n'a besoin de leur aide.
Mais au juste, quel est l'attrait des cheveux ?
On me tiendra pour un menteur ou pour un fou
Si je dis la vérité :
Quand la foire du Lendit bat son plein
Et il y aura le plus de marchandises,
Le Chevalier refuserait le tout,
C'est certain, en échange
De la découverte des cheveux.
Et si vous voulez que je vous explique pourquoi,
De l'or cent mille fois raffiné
Et puis autant de fois refondu
Paraîtrait aussi peu brillant que la nuit
Par rapport au plus beau jour
Que nous ayons eu de tout cet été
À qui verrait un tel or
Et voudrait le comparer aux cheveux de la reine.
Mais à quoi bon m'attarder davantage là-dessus ?
La demoiselle remonte prestement en selle
Avec le peigne qu'elle emporte,
Et le Chevalier se réjouit
Des cheveux pressés contre sa poitrine.
Après la plaine ils arrivent à une forêt
Où ils suivent une allée
Qui devient de plus en plus étroite,
Au point qu'ils doivent chevaucher l'un après l'autre,
Car il était impossible d'y mener
Deux chevaux de front.
La demoiselle s'en va tout droit
Devant son invité de la veille.
Là où l'allée s'était le plus rétrécie ils voient venir un chevalier.
La demoiselle aussitôt,
De si loin qu'elle le vit,
L'a reconnu et dit à son compagnon :
Sire Chevalier, voyez-vous
Celui qui vient vers nous
Tout armé et prêt à combattre ?
Il pense m'emmener d'ici sur l'heure,
Sans résistance de votre part.
Je suis certaine que telle est son idée.
Il est amoureux de moi en fou qu'il est :
Lui-même, ou par ses messagers,
Depuis très longtemps me prie de l'aimer,
Mais je ne lui accorderai pas mon amour,
Car pour rien au monde je ne pourrais l'aimer.
Que Dieu me soit en aide, je préfère me tuer
Plutôt que de répondre à son amour.
Je sais qu'il ressent en ce moment
Une joie qui le comble d'aise,
Comme si déjà il m'avait en sa possession.
Mais je vais voir ce que vous allez faire;
Maintenant vous allez me montrer si vous êtes brave,
Maintenant je verrai clairement
Si vous saurez me protéger,
Si vous êtes digne d'être mon gardien.
Dans l'affirmative, je dirai sans avoir à mentir
Que vous êtes un preux, un chevalier de grande valeur.
Et lui répond : Allez, allez donc !
Ces mots ont le même sens pour lui
Que s'il avait dit : Peu m'importe,
Vous avez tort de vous inquiéter
Et de dire ce que vous venez de débiter.
Pendant qu'ils discouraient,
Le chevalier qui venait seul vers eux
S'approchait rapidement.
S'il se hâtait
C'est qu'il croyait
Avoir une excellente raison de se presser,
Car il se tient pour fortuné
Quand il voit l'être qu'il aime le plus.
Dès qu'il s'est suffisamment approché,
Il la salue de tout coeur
Et dit : Celle que je désire le plus,
Dont j'ai le moins de plaisir et le plus de souffrance,
Soit la bienvenue, d'où qu'elle vienne !
Ce serait manquer aux bienséances
Si la demoiselle se montrait si avare de mots
Qu'elle ne rendît son salut au soupirant,
Au moins du bout des lèvres.
Lui est ravi
De ce salut de la demoiselle
Qui n'a pas sali sa bouche
Et qui ne lui a rien coûté.
Et le soupirant, s'il avait fini à l'instant
De triompher de ses adversaires dans un tournoi,
N'aurait pas eu autant d'estime pour lui-même;
Il ne penserait pas avoir conquis
Autant d'honneur ou de considération.
Sa confiance en lui-même s'étant encore accrue,
Il empoigne le frein du palefroi
Et dit : Je vais vous emmener avec moi.
Ha ! j'ai bien mené ma barque,
Puisque me voilà arrivé à bon port.
Maintenant me voilà débarrassé de ma guigne.
De péril en mer je suis parvenu au rivage,
De grande souffrance à joie,
De maladie à pleine santé.
Maintenant j'ai tout ce que je désire,
Quand je vous retrouve en une situation telle
Que je puis vous emmener avec moi
Sans encourir de honte.
La demoiselle répondit :
Vous parlez en pure perte,
Car je suis escortée par le Chevalier que voilà.
— Certes, c'est piètre escorte,
Puisque je vous emmène avec moi.
Je pense que votre Chevalier
Aurait plus tôt fait de manger un muid de sel
Que de vous défendre contre moi;
Je suis sûr qu'il n'y a pas de chevalier
Qui puisse vous défendre contre moi.
Et quand je vous retrouve si à-propos,
Je vous emmènerai à sa barbe,
Qu'il lui en cuise ou non,
Et même s'il vous défend de son mieux.
Le Chevalier reste calme
En dépit de ce qu'il s'entend dire,
Et sans sarcasmes et sans rodomontade,
Il prend le parti de la demoiselle.
Messire, dit-il, pas si vite !
Ne proférez pas de vaines paroles,
Mais montrez plus de mesure en ce que vous dites.
Vos droits seront respectés
À condition que vous en ayez.
Sous ma protection, j'entends que vous le sachiez,
Est la demoiselle venue en ces lieux.
Laissez-là tranquille, vous l'avez trop retenue.
Pour l'instant elle n'a rien à craindre de vous.
Et l'autre proclame qu'il se laisserait brûler à petit feu
Plutôt que de ne pas emmener la jeune femme.
Le Chevalier dit alors : J'aurais bien tort
De vous permettre de l'emmener.
Je suis prêt à vous combattre, sachez-le,
Mais si nous voulons vraiment
Combattre l'un contre l'autre, nous ne pourrions
Le faire dans cet étroit chemin.
Mais poussons jusqu'à quelque route,
Quelque pré ou quelque lande.
Le soupirant répond qu'il ne demande pas mieux,
Disant : Certes, je suis d'accord :
Vous n'avez pas tort,
Car ce chemin est trop étroit;
Mon cheval est si mal à l'aise
Que je crains qu'il ne se brise la cuisse
Quand je tâcherai de lui faire faire demi-tour.
Il y parvient à grand-peine
Et sans blesser son cheval,
Ni lui infliger de mal.
Certes, dit-il, je regrette vivement
Que nous ne nous soyons rencontrés
En un lieu plus dégagé et devant des spectateurs;
J'aurais aimé que l'on eût vu
Lequel de nous deux aurait frappé les plus beaux coups.
Venez donc, allons chercher un tel lieu :
Nous trouverons près d'ici un terrain
Étendu, libre d'obstacles.
Ils s'en vont jusqu'à une prairie.
En celle-ci se trouvaient des jeunes filles,
Des chevaliers et des demoiselles
Qui jouaient à plusieurs jeux,
Car le lieu était beau et y conviait.
Les uns jouaient à des jeux sérieux,
Au trictrac, aux échecs,
Aux dés, au double-six,
Également à la mine.
À de tels jeux le plus grand nombre jouaient;
Les autres s'amusaient
Comme font les très jeunes
À danser des rondes,
À chanter, à sauter,
À gambader et à lutter.
Un chevalier d'un certain âge
Se trouvait de l'autre côté du pré,
Assis sur un cheval d'Espagne jaune-brun
Dont le harnais et la selle étaient dorés;
Lui était grisonnant.
Il avait une main au côté
Pour se donner une apparence désinvolte;
À cause du beau temps il était en chemise.
Il regardait les joueurs et les danseurs,
Un manteau court sur les épaules,
D'étoffe fine ornée d'authentique petit-gris.
Pas loin de lui, le long d'un sentier,
Plus de vingt hommes armés
Se tenaient sur leurs chevaux irlandais
Aussitôt que parurent les trois survenants,
Joueurs et danseurs cessèrent jeux et ébats,
Criant à haute voix à travers la prairie :
Regardez, regardez le Chevalier
Qui fut voituré en charrette !
Que nul d'entre nous ne songe
À jouer tant qu'il sera présent.
Maudit soit qui cherche à jouer,
Et maudit qui s'avisera
De jouer tant qu'il sera ici.
Cependant voilà que vint se camper
Devant le vieux chevalier son fils
- Celui qui aimait la demoiselle
Et qui déjà l'appelait sienne.
Messire, dit-il, je suis rempli de joie,
Et qui veut savoir pourquoi, qu'il m'écoute :
Dieu vient de m'accorder la personne
Que j'ai toujours désirée le plus;
S'il m'avait donné une couronne de roi,
Il ne m'aurait pas tant donné,
Ni ne lui aurais-je su si bon gré,
Et je n'aurais pas tant gagné,
Comme je le fais avec le gain que voilà.
— Je ne sais si ce gain t'appartient vraiment,
Répond le chevalier à son fils.
Immédiatement celui-ci s'exclame :
Vous ne le savez ?
Ne le voyez-vous pas, Messire ?
Je vous jure qu'il n'en faut douter,
Quand vous voyez bien qu'elle est en mon pouvoir;
Dans la forêt d'où je viens
Je l'ai rencontrée qui cheminait.
Je crois que Dieu me l'a amenée,
Et je m'en suis emparé comme d'une chose mienne.
— Je ne suis pas sûr que celui y consente,
Que je vois s'avancer derrière toi;
Il pourrait bien te la disputer, je crois.
Tandis qu'ils échangeaient ces paroles,
Les rondes avaient cessé;
À cause du Chevalier que les jeunes gens virent,
Ils ne voulurent plus jouer ni s'amuser,
Tant il leur déplaisait.
Mais, sans perdre de temps, le Chevalier
Qui suivait de près la jeune femme,
Éleva la voix et dit :
Laissez la demoiselle aller,
Chevalier, car vous n'avez aucun droit sur elle !
Si vous osez toucher à elle,
Sur l'heure je la défendrai contre vous.
Alors le vieux chevalier dit à son fils :
J'en étais bien sûr,
Beau fils, ne la retiens pas davantage,
Laisse aller la demoiselle.
Cette parole fut loin de plaire au jeune homme;
Il jure qu'il ne rendrait pas la demoiselle,
Disant : Que jamais Dieu ne m'accorde
De faveur, si je la lui rends !
Je la tiens et continuerai à la tenir
Comme une vassale qui m'est inféodée.
La bretelle et les brides de mon écu
Auront été rompues
Et j'aurai perdu toute confiance
En ma force et mes armes,
Mon épée et ma lance
Avant de lui abandonner mon amie.
Et le père répondit :
Je ne te permettrai pas
De combattre malgré tout ce que tu pourras dire.
Tu te fies trop en ta prouesse;
Fais plutôt ce que je te recommande.
Le fils en proie à son orgueil réplique :
Comment !
Suis-je donc un enfant à qui on peut faire peur ?
J'ai le droit de soutenir
Que par tout ce monde qu'entoure la mer
Il n'y a chevalier parmi tous ceux qui existent
Si preux que je lui abandonne mon amie,
Et que je ne rendisse
Rapidement recréant.
Le père dit : D'accord, beau fils,
Du moins tu en es convaincu,
Tellement tu te fies en ta vaillance;
Je n'accepterai aucunement
Que tu entreprennes un combat avec ce Chevalier.
Le jeune homme répond :
Que je sois honni
Si je vous écoute.
Le diable emporte celui qui suivra vos conseils
Et qui se rendra coupable de lâcheté.
Moi, j'entends combattre avec la dernière énergie.
Il est bien vrai qu'on fait mal ses affaires
En famille : mieux vaut marchander ailleurs;
Aucun doute, vous voulez me duper.
Je sais bien qu'avec des inconnus
Je réussirais bien mieux.
Quelqu'un qui ne me connaîtrait pas
Ne s'opposerait pas à ma décision,
Et vous, vous la combattez et vous vous y opposez.
Je suis d'autant plus désireux d'agir
Que vous m'avez critiqué;
Car, comme vous le savez, celui qui reprend
Homme ou femme
Ne fait qu'attiser et enflammer son vouloir.
Mais si je renonce le moins du monde à ce que je médite,
Que Dieu ne m'accorde jamais de bonheur.
Je vais me battre malgré vous.
— Par saint Pierre l'apôtre,
Fait le père, je vois bien maintenant
Que mes prières resteront sans résultat.
C'est en vain que je te fais la leçon;
Mais j'aurais tôt fait de te créer
Une situation telle que malgré toi
Tu seras obligé de m'obéir,
Car tu vas te trouver sous ma coupe.
Il appelle à lui maintenant
Les chevaliers postés près du sentier
Et leur commande d'empoigner
Ce fils qu'il sermonne en vain.
Je le ferai ligoter, leur dit-il,
Plutôt que de lui permettre de combattre.
Vous êtes tous, tant que vous êtes, mes hommes
Et me devez fidélité :
Au nom de tout ce que vous me devez,
Je vous prie et commande tout à la fois.
Il agit follement, à mon avis.
Son grand orgueil en est cause,
Quand il refuse de m'obéir.
Ils répondent qu'ils s'empareront de lui,
Et qu'après ça ils l'empêcheront
De donner suite à sa décision
De combattre. Il lui faudra,
Qu'il le veuille ou non, abandonner la demoiselle.
Tous à la fois s'emparent de lui,
En le prenant par les bras et la nuque.
Te voilà obligé de reconnaître ta folie,
Fait le père, tu es en mesure de comprendre les choses :
Maintenant tu n'as ni la force ni le pouvoir
De combattre ou de jouter,
Quel que soit ton déplaisir,
Que ça t'ennuie ou te fasse souffrir.
Accorde-moi ce qui me plaît et m'arrange,
Tu agiras alors en homme sage.
Et sais-tu ce que je propose de faire ?
Pour amoindrir ta déconvenue,
Nous suivrons tous deux, si tu veux bien,
Le Chevalier aujourd'hui et demain,
Par bois et à travers champs,
Chacun sur son cheval qui court l'amble.
Nous le trouverons peut-être
De tel comportement et de telle sorte
Que je te permettrai de te mesurer avec lui
Et de combattre tant que tu voudras.
Alors le jeune homme a dit oui,
Bien à contre-coeur, puisqu'il y est forcé;
En personne qui ne peut faire mieux,
Il promet d'être patient,
Mais c'est à condition qu'ils suivent le Chevalier.
Quand ils voient le tour que prennent les choses,
Les spectateurs épars dans le pré
Se disent tous : Vous avez vu ?
Celui qui fut dans la charrette
Jouit d'une telle considération
Qu'il emmène avec lui l'amie du fils
De notre seigneur, et celui-ci ne s'y oppose pas.
Reconnaissons
Qu'il doit percevoir dans ce Chevalier un mérite
Suffisant pour lui permettre d'emmener la demoiselle.
Que soit maudit cent fois qui pour lui désormais
S'abstiendra de jouer !
Retournons donc nous amuser.
Alors ils recommencent
Leurs jeux, leurs rondes et leurs danses.
Sans perdre de temps le Chevalier s'en va,
Et s'éloigne de la prairie des joueurs;
La demoiselle ne reste pas en arrière,
Mais accompagne le Chevalier.
Tous deux se hâtent;
Père et fils les suivent de loin
À travers un pré récemment fauché;
Ils chevauchent jusqu'à la neuvième heure
Et découvrent en un très beau site
Un monastère et, à côté du chur,
Un cimetière entouré d'un mur.
Le Chevalier ne se comporte pas en rustre ni en sot,
Mais, ayant mis pied à terre,
Il entra dans le moutier pour prier Dieu.
La demoiselle tint son cheval par la bride
En attendant son retour.
Quand il eut achevé sa prière
Et qu'il revenait arrière,
Il vit un moine fort vieux
Qui venait à sa rencontre.
Arrivé près de lui, il le prie
Très poliment de lui dire
Ce qui se trouvait derrière le mur.
Et le moine lui répond
Que c'était un cimetière.
Le Chevalier lui dit :
Menez-m'y, et que Dieu vous protège !
— Volontiers, messire.
Et il l'y conduit.
Le Chevalier après le moine
Pénètre dans le cimetière.
Il y voit les plus beaux tombeaux
Qu'on pourrait trouver d'ici jusqu'au pays de Dombes,
Et de là jusqu'à Pampelune.
Sur chacun était gravé un nom
Servant à désigner
Celui qui un jour y serait couché.
Et le Chevalier se mit à lire en silence
Les épitaphes une à une.
Il déchiffra : Ici reposera Gauvain, Ici Louis, ici Yvain.
Plus loin il a lu les noms
De bien d'autres chevaliers émérites,
Les meilleurs et les plus connus,
De cette terre et d'ailleurs.
Parmi ces tombes-là il en trouve une
En marbre, qui semble récente,
Surpassant toutes les autres en richesse et en beauté.
Le Chevalier demande au moine :
"Les tombes qui sont ici
À quoi servent-elles ?
Et celui-ci répond :
— Vous avez vu les inscriptions;
Si vous les avez déchiffrées,
Vous comprenez leur sens
Et la destination des tombeaux.
— Et celui-là, plus somptueux que les autres,
À quoi sert-il ? L'ermite répond :
— Je vais vous le dire.
C'est un monument qui surpasse
Tous ceux qu'on a construits;
De si somptueux et de si bien élaboré
Personne n'en a jamais vu, ni moi, ni un autre.
Il est beau au dehors, et au dedans encore plus;
Mais n'allez pas vous imaginer
Que vous pourrez en voir l'intérieur,
Ce serait perdre votre temps.
Il faudrait bien sept hommes
Grands et forts
Pour ouvrir ce tombeau,
Pour en soulever la dalle.
Sachez, c'est chose certaine,
Qu'on aurait besoin pour y parvenir de sept hommes
Plus forts que vous et moi ne sommes.
Son inscription porte :
Celui qui soulèvera
Tout seul la lame
Délivrera ceux et celles
Qui sont prisonniers en la terre
Dont nul ne sort, serf ni gentilhomme,
À moins d'y être né;
Jusqu'à maintenant aucun prisonnier n'est retourné chez lui.
Les gens d'ailleurs se trouvent en prison,
Mais ceux du pays vont et viennent,
Entrent et sortent comme ils veulent.
Immédiatement le Chevalier
Empoigne la dalle tombale et la soulève
Sans le moindre effort,
Plus aisément que dix hommes ne l'auraient fait,
En faisant appel à toute leur force.
Le moine fut stupéfait;
Pour un peu il serait tombé à la renverse
À la vue de ce prodige,
Car il ne s'attendait pas
À en voir de semblable au cours de sa vie.
Messire, dit-il, j'ai grande envie
De connaître votre nom.
Pourriez-vous me le dire ?
— Non, Fit le Chevalier, absolument pas.
— Certes, dit le moine, je le regrette fort.
Mais si vous me l'appreniez,
Ce serait agir courtoisement,
Et vous pourriez en être récompensé.
Qui êtes-vous et de quel pays ?
— Je suis chevalier, comme vous pouvez le voir,
Et je suis né au royaume de Logres.
Que cela vous suffise.
Et vous, s'il vous plaît, dites-moi de nouveau
Qui reposera dans ce tombeau ?
— Messire, ce sera celui qui libérera
Tous ceux qui sont pris comme dans un piège
Au royaume dont nul n'échappe.
Et quand le moine a fini de parler,
Le Chevalier le recommande
À Dieu et à tous ses saints.
Alors, au plus vite qu'il put,
Il revint à la demoiselle,
Accompagné hors de l'église
Par le moine aux cheveux blancs.
Les voyageurs parviennent à la route.
Tandis que la demoiselle remonte en selle,
Le moine lui raconte
Ce que le Chevalier avait accompli au cimetière.
Il lui demanda de lui dire son nom
Si elle le savait,
Avec une telle insistance qu'elle lui avoua
Ne pas le connaître, mais être quand même
En mesure de lui assurer
Qu'il n'a pas son égal comme chevalier
En toute l'étendue où soufflent les quatre vents.
Puis la demoiselle se sépare du moine
Et se presse de rejoindre le Chevalier.
Maintenant les deux qui les suivent de loin
Arrivent et trouvent
Le moine seul devant son église.
Le vieux chevalier sans armure
Lui dit : Messire, avez-vous aperçu
Un Chevalier escortant
Une demoiselle ?
Dites-le-nous.
— Je n'éprouve aucune difficulté, répond le moine,
À vous conter ce qu'il en est.
À l'instant ils viennent de s'en aller.
Le Chevalier fut ici
Et a accompli un exploit merveilleux
En soulevant tout seul la dalle
Recouvrant la grande tombe en marbre,
Sans le moindre effort.
Il projette de délivrer la reine,
Et il parviendra sans doute à la délivrer,
Elle et les autres captifs.
Vous êtes au courant,
Vous qui avez souvent lu
L'inscription sur la dalle.
Certes, jamais ne naquit,
Ni ne s'assit en selle
Homme qui valut ce Chevalier.
Le vieux chevalier dit alors à son fils :
Fils, que t'en semble ?
L'auteur d'une telle action,
N'est-il pas un homme d'une force exceptionnelle ?
Maintenant tu sais bien qui a eu tort,
Tu sais bien si ce fut toi ou moi.
Je ne voudrais pas pour la ville d'Amiens
Que tu te fusses battu contre lui.
Tu as néanmoins beaucoup résisté
Avant que l'on n'ait pu t'en détourner.
À présent nous pouvons rentrer,
Car nous ferions une grande bêtise
Si nous persistions à les suivre plus avant.
Et l'autre répond : Je le veux bien :
Les prendre en filature ne nous vaudrait rien.
Puisque vous le voulez, faisons demi-tour !
En acceptant de retourner, il a fait acte de grande sagesse.
Et sur ces entrefaites, la demoiselle
Accompagne côte à côte, tout près, le Chevalier,
Car elle veut s'entendre avec lui.
Et elle veut, de lui, apprendre son nom;
Elle insiste pour qu'il le lui dise -
Elle le supplie plus d'une fois -
Jusqu'à ce que, par lassitude, il lui dise :
Ne vous ai-je pas dit que je suis
Du royaume du roi Artur ?
Par la foi que je dois à Dieu et à
Sa toute-puissance,
Vous ne saurez rien de mon nom !
Alors elle lui demande de lui accorder
Son congé, et elle retournera sur ses pas;
Et il le lui accorde bien volontiers.
La demoiselle s'en va aussitôt,
Et lui, jusqu'à très tard,
A chevauché sans compagnie.
Après vêpres, à l'heure de complies,
Pendant qu'il gardait son chemin,
Il vit un chevalier qui revenait
Du bois où il avait chassé.
Il venait, le heaume lacé,
Et la venaison,
Que Dieu lui avait donnée, il l'a chargée
Sur un grand cheval de chasse couleur gris fer.
Bien rapidement le vavasseur
Arrive au-devant du Chevalier,
Et il le prie d'accepter son offre de l'héberger :
Sire, fait-il, il sera bientôt nuit;
Il est temps à présent de chercher un gîte,
Et vous devrez, raisonnablement, le faire;
Et j'ai une maison à moi,
Ici près, où je vous amènerai tout de suite.
Jamais nul ne vous reçut mieux que moi je le ferai
Avec ce que j'ai de meilleur à ma disposition,
Et si vous acceptez, j'en serai très heureux.
— Et moi aussi, je serai très heureux, fait l'autre.
Il envoie son fils en avant,
Le vavasseur, aussitôt,
Afin de rendre l'hôtel accueillant
Et pour hâter les préparatifs du repas.
Et sans s'attarder, le valet
Accomplit son ordre,
Avec bonne volonté et allègrement,
Et il s'en va à vive allure.
Et ceux qui n'ont guère envie de se presser
Ont continué leur chemin
Jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au logis.
Le vavasseur avait pour femme
Une dame bien polie,
Et cinq fils qui lui étaient très chers -
Trois valets et deux chevaliers -
Et deux filles gracieuses et belles,
Non mariées encore.
Ils n'étaient pas nés dans ce pays,
Mais ils y étaient enfermés
Et maintenus en état de captivité
Depuis très longtemps; ils étaient
Nés dans le royaume de Logres.
Le vavasseur a amené
Le Chevalier chez lui, dans la cour,
Et la dame accourt à leur rencontre,
Et ses fils et ses filles se précipitent également;
Tous s'offrent à le servir,
Et ils le saluent et l'aident à descendre.
De leur maître font peu de cas
Les soeurs ou les cinq frères,
Car ils savaient bien que leur père
Voulait qu'ils fissent ainsi.
Ils lui font tous les honneurs et un accueil chaleureux;
Et quand ils l'eurent désarmé,
De son manteau le revêt
Une des filles de son hôte,
Qu'elle lui met au col après l'avoir ôté du sien.
S'il fut bien servi pendant le souper,
De cela je ne veux point parler à présent;
Après que le repas eut touché à sa fin,
Aucune résistance ne fut opposée
À ce qu'on parlât de nombreux sujets.
En premier lieu, le vavasseur
Commença à s'enquérir de son invité afin de savoir
Qui il était, et de quelle terre,
Mais il ne lui demanda pas son nom.
Et celui-ci répond sans se faire attendre :
Je suis du royaume de Logres,
Jusqu'à présent je ne fus jamais dans ce pays.
Et quand le vavasseur l'entend,
Il s'émeut et s'inquiète,
Ainsi que sa femme et tous ses enfants -
Pas un seul qui ne ressente une vive douleur :
Ils se mettent alors à lui dire :
Que votre malheur est grand, beau doux sire,
Et combien votre sort est peu enviable !
Vous serez donc tout à fait comme nous
Réduit au servage et à l'exil.
— Et d'où êtes-vous donc ? fait-il.
— Sire, nous sommes de votre terre,
Dans ce pays, il y a maint prud'homme
De votre terre en esclavage.
Maudite soit pareille coutume
Et maudits soient ceux qui la maintiennent !
Car nul étranger ne vient ici
Sans se voir contraint de rester
Et se faire détenir dans cette terre;
Quiconque le désire peut entrer ici,
Mais il faut qu'il y reste.
Il en va désormais de même pour vous :
Vous ne sortirez plus d'ici, je pense.
— Si, je le ferai, fait-il, s'il est en mon pouvoir.
Alors le vavasseur lui dit : Comment ?
Vous croyez-vous vraiment capable de partir ?
— Oui, s'il plaît à Dieu;
Je ferai tout mon possible pour réussir.
— Alors les autres partiraient sans crainte
Tous, indemnes et libres,
Car dès qu'un seul, de plein droit,
Sortira de cette prison,
Tous les autres, sans faute,
Pourront en sortir sans qu'on tente de les en empêcher.
Alors le vavasseur se rappelle
Qu'on lui avait dit et conté
Qu'un chevalier de grande valeur
Pénétrait à toute force dans le pays
À cause de la reine que tenait
Captive Méléagant, le fils du roi;
Et il dit : Très certainement, je pense et je crois
Que c'est bien lui; je lui dirai donc.
Il lui dit alors :
Ne me cachez jamais rien,
Sire, de la tâche que vous vous êtes fixée,
Et, en échange, je vous conseillerai
Le mieux que je le pourrai.
Moi-même je profiterai
Si vous pouvez la mener à bien.
Révélez-m'en la vérité
Pour votre bien et pour le mien.
Dans ce pays, je le crois bien,
Vous êtes venu à cause de la reine,
Au milieu de ce peuple de mécréants
Qui sont pires que les Sarrasins.
Et le Chevalier lui répond :
Je ne vins ici pour rien d'autre au monde.
Je ne sais point où l'on tient enfermée ma dame,
Mais j'entends la délivrer,
Et j'ai grandement besoin de conseils.
Conseillez-moi, si vous en êtes capable.
Et l'autre dit : Sire, vous avez emprunté
Un chemin des plus ardus.
La voie où vous vous êtes engagé vous mène
Tout droit au Pont de l'Épée.
Il vous serait utile de prendre les conseils au sérieux :
Si vous vouliez m'en croire, vous iriez
Au Pont de l'Épée
Par une voie plus sûre,
Et je vous y ferai guider.
Et celui qui désire le chemin le plus court
Lui demande : Cette route est-elle
Aussi droite que celle-ci ?
— Non, fait-il, elle est au contraire
Plus longue, mais elle est plus sûre.
Et celui-là dit : Je me moque de cela;
Mais renseignez-moi sur celle-ci,
Car je suis tout prêt à la suivre.
— Sire, vraiment vous n'y gagnerez pas :
Si vous allez par là,
Demain vous arriverez à un passage
Où bientôt vous pourrez subir un dommage
Et qui a pour nom le Passage des Pierres.
Voulez-vous donc que je vous dise
Combien ce passage est mauvais ?
Ne peut y passer qu'un seul cheval;
Côte à côte ne le franchiraient pas
Deux hommes, et la traversée est fort
Bien gardée et bien défendue.
L'accès ne vous en sera point accordé
Dès que vous y arriverez;
Vous y recevrez d'épée et de lance
Maint coup, et vous en donnerez aussi beaucoup
Avant de pouvoir passer de l'autre côté.
Et quand il lui eut tout raconté,
Un chevalier s'avance - C'était un des fils du vavasseur -
Et dit : Sire, avec ce seigneur
Je m'en irai, si cela ne vous déplaît pas.
Ensuite, un des valets se lève,
Et dit : J'irai moi aussi.
Et le père donne très volontiers
Son accord à tous les deux.
Ainsi le Chevalier ne s'en ira-t-il
Point seul, et il les en remercie,
Car il apprécie beaucoup leur compagnie.
Les paroles touchent alors à leur fin,
Ils emmènent le Chevalier se coucher;
Il dormit, car il avait envie de le faire.
Aussitôt qu'il put voir le jour,
Il se lève d'un bond, et ceux-mêmes le voient
Qui devaient aller avec lui;
À leur tour ils se sont levés.
Les chevaliers ont revêtu leur armure
Et, ayant pris congé, ils s'en vont;
Et le valet s'est mis à leur tête,
Et ensemble ils suivent si bien leur chemin
Qu'ils arrivent au Passage des Pierres
Tout droit, à l'heure de prime.
Il y avait au milieu une bretèche
Où en tout temps se tenait un homme.
Avant qu'ils ne pussent s'approcher de près,
Celui qui fut sur la bretèche
Les voit et crie très fort :
C'est un ennemi qui vient ! C'est un ennemi qui vient !
Voici alors qu'apparaît, monté à cheval,
Un chevalier sur la bretèche,
Vêtu d'une armure toute neuve,
Et de chaque côté, des sergents
Qui portaient des haches affilées.
Et lorsqu'il arrive au passage,
Celui qui le garde lui reproche
Très injurieusement la charrette,
Et di t : Vassal, c'est un acte bien hardi
Que tu as commis, et tu agis en parfait simple d'esprit
En entrant de la sorte dans ce pays.
L'homme n'a point à se présenter ici
Qui a fait l'expérience de la charrette -
Que Dieu ne t'accorde jamais d'en profiter !
L'un fonce sur l'autre avec tout l'élan
Dont leurs chevaux furent capables;
Et celui qui doit garder le passage
Brise hardiment sa lance
Et en laisse tomber les tronçons;
Et l'autre lui assène un coup à la gorge
Juste au-dessus de la panne
De l'écu, si bien qu'il le renverse
Et l'abat, les pieds en l'air, sur les pierres;
Armés de leurs haches, les sergents se lancent
Dans la mêlée, mais c'est exprès qu'ils le manquent,
Car ils n'ont aucun désir de lui faire du mal,
Ni à lui ni à son cheval.
Et le Chevalier s'aperçoit bien
Qu'ils ne veulent lui nuire en rien
Et n'ont aucun désir de lui faire du mal.
Aussi ne songe-t-il pas à tirer son épée,
Choisissant plutôt de traverser sans discussion le passage
Avec, derrière lui, ses compagnons.
Et l'un d'eux dit à l'autre
Qu'il n'avait jamais vu pareil chevalier,
Que nul autre n'était comparable à lui.
N'a-t-il donc pas fait preuve d'une merveilleuse prouesse
En réussissant à forcer ce passage ?
— Beau frère, pour l'amour de Dieu, rassemble toutes tes forces,
Dit le chevalier à son frère cadet,
Et va rejoindre notre père;
Raconte-lui cette aventure.
Mais le valet proclame et jure
Qu'il n'ira point dire quoi que ce soit,
Qu'il ne quittera jamais
Ce Chevalier avant d'être adoubé
Et fait chevalier par lui;
Que l'autre s'en aille porter la nouvelle
S'il y tient à ce point.
Ensemble ils reprennent tous les trois leur chemin
Jusqu'après l'heure de none;
Vers cette heure-là ils ont trouvé un homme
Qui leur demande qui ils sont,
Et ils lui répondent : Nous sommes chevaliers,
Et nous allons là où nos affaires l'exigent.
Et l'homme dit au Chevalier :
Sire, je voudrais vous héberger dès maintenant,
Vous et vos compagnons.
Il dit cela à celui qui lui paraît
Le seigneur et maître des deux autres,
Et ce dernier lui répond :
Il ne saurait être question
Pour moi de chercher à m'héberger à cette heure-ci,
Car lâche est celui qui s'attarde en sa route
Ou qui ne cherche qu'à prendre ses aises
Après s'être engagé dans une grande entreprise.
Et celle dont je me suis chargé est d'une envergure telle
Qu'il s'écoulera un bon moment avant que je ne prenne de repos.
Mais l'homme revient à la charge :
Ma demeure n'est point tout près d'ici;
En fait, elle se trouve à une distance considérable.
Vous pouvez vous y diriger, avec la certitude
De ne pas avoir à accepter d'hospitalité avant l'heure normale.
Il sera tard quand vous y arriverez.
— Dans ce cas, répond-il, j'y vais volontiers.
Alors l'homme se place à leur tête
Afin de leur montrer le chemin,
Et les autres le suivent sur la grand-route.
Lorsqu'ils eurent fait un bon bout de chemin,
Ils ont aperçu un écuyer
Qui venait précipitamment à leur rencontre,
Au grand galop, monté sur un roussin
Bien nourri et rond comme une pomme.
Et l'écuyer dit à l'homme :
Sire, sire, dépêchez-vous,
Car ceux de Logres ont pris les armes
Afin d'attaquer les habitants de cette terre;
Ils viennent de déclencher la guerre,
La révolte et la mêlée;
Et ils disent que dans ce pays,
Un Chevalier s'est introduit -
Un Chevalier qui a combattu en maints lieux -
À qui nul ne saurait interdire
De passer là où il voudrait aller,
N'en déplaise à qui s'y oppose.
En ce pays, tous disent
Qu'il les délivrera tous,
Et qu'il aura raison des nôtres.
Dépêchez-vous donc, je vous le conseille !
L'homme prend alors le galop,
Et les autres se réjouissent,
Car, eux aussi, ils l'avaient entendu;
Ils voudront aider leurs amis.
Et le jeune fils du vavasseur dit :
Sire, écoutez ce que dit ce sergent;
Allons-y, et aidons les nôtres
Qui se battent contre ces gens là-bas !
Et l'homme les quitte sur-le-champ
Sans les attendre, mais en se dirigeant
À toute allure vers une forteresse
Qui s'élevait sur un tertre.
Il arrive rapidement devant l'entrée,
Et les autres le suivent en éperonnant leur monture.
L'enceinte de la place était fortifiée
D'un haut mur et d'un fossé.
Aussitôt qu'ils y eurent pénétré,
L'on fit tomber
Juste derrière leur dos une porte
Pour les empêcher de faire demi-tour.
Et ils se disent :
Allons toujours, allons en avant !
Ce n'est pas ici que nous nous arrêterons.
À la suite de l'homme, ils poussent de l'avant
Et parviennent rapidement à l'issue.
On ne leur en interdit point l'approche;
Mais dès que l'homme l'eut franchie,
On fit tomber derrière lui
Une porte coulisse.
Et les autres s'attristaient
De se voir ainsi bloqués à l'intérieur,
Car ils pensent être les victimes d'un enchantement;
Mais celui de qui je dois surtout vous parler
Portait à son doigt un anneau
Dont la pierre possédait une vertu telle
Qu'aucun enchantement ne pouvait tenir
Devant elle après qu'il l'avait regardée.
Il met l'anneau devant ses yeux,
Regarde la pierre et dit :
Dame, dame, que Dieu me vienne en aide,
J'aurais à présent grand besoin de vous
Si vous pouviez m'aider.
La dame en question était une fée
Qui lui avait donné l'anneau
Et qui l'avait élevé pendant son enfance;
Il avait en elle une pleine confiance
Qu'elle viendrait lui porter secours et aide
Où qu'il pût se trouver.
Mais il voit bien par son appel
Et par la pierre de l'anneau
Qu'aucun enchantement n'est en train de se produire,
Et il se rend à l'évidence :
Ils sont bel et bien emprisonnés.
Alors ils viennent jusqu'à une poterne
Étroite et basse, à l'huis fermé d'une barre.
D'un seul mouvement tous tirent leurs épées,
Et chacun frappe si durement
Qu'ils finirent par rompre la barre.
Une fois qu'ils purent sortir de la tour
Ils voient que la mêlée avait commencé,
Impressionnante et féroce, en bas dans les prés,
Et qu'il y avait bien mille chevaliers
De part et d'autre, sans compter
Une piétaille nombreuse.
Lorsqu'ils furent descendus jusqu'aux prés,
Ce fut en homme raisonnable et expérimenté
Que parla le fils du vavasseur :
Sire, avant de pousser jusque là-bas,
Il serait sage de notre part, je pense, de désigner
L'un d'entre nous pour aller s'informer
De quel côté se tiennent nos amis.
Je ne sais d'où ils viennent,
Mais j'irai voir, si vous le voulez.
— Je veux bien, dit le chef, allez-y vite
Et revenez au plus tôt !
Il y va vite et en revient vite,
Et il dit : Cela tombe très bien pour nous,
Car j'ai bien pu confirmer
Que les nôtres sont de ce côté-ci.
Et le Chevalier se lança tout droit
Sans tarder vers la mêlée;
Il rencontre s'avançant sur lui un chevalier,
Et il engage la joute, en lui assénant dans l’œil
Un coup tellement fort qu'il l'abat mort par terre.
Et le valet descend de son cheval;
Il prend le destrier du chevalier vaincu
Et l'armure qu'il portait,
Et il s'en revêt avec une adresse parfaite.
Après s'être armé, sans plus tarder,
Il remonte en selle, en saisissant le bouclier et la lance
Dont la hampe était grosse et raide et bien peinte;
Il ceignit à son côté l'épée
Au tranchant clair et luisant.
Il se jeta dans le combat
Sur les pas de son frère et de son seigneur.
Celui-ci s'est bien tenu
Dans la mêlée
Où il rompt et fend et brise
Écus et heaumes et hauberts.
Ni bois ni fer ne peut protéger
Ceux qu'il frappe; tous finissent en fort mauvais état
Ou volent morts aux pieds de leurs chevaux.
À lui seul, il réussissait
À les abattre,
Et ceux qui l'accompagnaient,
Eux aussi, faisaient valoir leur prouesse.
Mais les gens de Logres s'étonnent de tout cela,
Car ils ne le connaissent pas; ils cherchent
À se renseigner à son sujet auprès du fils du vavasseur.
Ils posent tant de questions
Qu'on finit par leur répondre : Seigneurs, c'est lui
Qui nous libérera tous de l'exil
Et de la grande infortune
Où nous avons longtemps vécu;
Nous devrions donc l'honorer grandement
Puisque, afin de nous délivrer,
Il a traversé - et traversera encore -
Tant de lieux bien périlleux;
Beaucoup lui reste à faire, il a déjà fait beaucoup.
Nul parmi ces gens-là n'échappe à la joie générale
En entendant cette bonne nouvelle :
Tous s'adonnent sans réserve à la joie.
Lorsque la nouvelle s'est propagée
De sorte qu'elle fut racontée à tout le monde,
Tous l'entendirent et tous en prirent connaissance.
De la joie qu'ils en eurent
Leur force leur croît, et ils y puisent le courage
Qu'il leur faut pour tuer bon nombre de leurs adversaires,
Et s'ils les malmènent tant,
C'est, me semble-t-il, grâce à l'exemple
D'un seul Chevalier plutôt qu'à celui
De ce que font tous les autres ensemble.
Et s'il ne faisait pas déjà presque nuit,
L'ennemi déguerpirait en déroute;
Mais à cause de l'obscurité de la nuit,
Les deux camps durent cesser le combat.
Au moment du départ, tous les captifs,
Exactement comme si chacun avait une requête urgente à faire,
Se pressèrent autour du Chevalier;
Ils saisirent de partout la bride de son cheval
Et ils se mettent à lui dire :
Soyez le bienvenu, beau sire !
Et chacun dit : Sire, par ma foi,
C'est chez moi que vous vous hébergerez.
Sire, au nom de Dieu,
N'acceptez pas de vous héberger ailleurs que chez moi.
Tous répètent ce que disent certains,
Car chacun veut l'héberger,
Les jeunes comme les vieux,
Et tous insistent : Vous serez mieux
Dans mon hôtel que chez autrui.
Chacun parle pour soi;
Et l'un l'arrache à l'autre
Parce que chacun veut l'avoir à lui seul,
Au point même d'en venir presque aux mains.
Il leur dit que leurs disputes
Sont parfaitement vaines et folles.
Laissez donc, fait-il, ces querelles-là,
Ni vous ni moi n'en avons besoin maintenant.
Nous chercher noise ne sert qu'à empirer les choses,
Nous devrions plutôt nous aider mutuellement.
Il est inutile de discuter aussi âprement
Pour savoir qui m'hébergera;
Votre première pensée devrait plutôt être
De m'héberger en un lieu tel
Que tous vous puissiez en profiter,
Que je n'abandonne point mon droit chemin.
Pourtant chacun d'eux répète :
C'est dans mon hôtel !
— Mais non, c'est chez moi !
— Vous ne dites toujours pas des choses sensées,
Fait le Chevalier; à mon avis,
Le plus sage parmi vous agit encore en fou
Quand je vous entends vous chamailler sur de pareilles vétilles.
Vous devriez m'aider à avancer,
Mais vous voulez me faire subir des détours.
Si vous m'aviez tous, en bon ordre,
L'un après l'autre fait tout ce que je voulais,
Et accordé tout l'honneur et le service
Qu'il est possible de rendre à un homme,
Par tous les saints qu'on prie à Rome,
Je ne saurais à nul parmi vous meilleur gré de votre acte,
Dont j'aurais pu bénéficier,
Que des bonnes intentions qu'il recèle.
Que Dieu me donne joie et santé,
Vos bonnes intentions me redonnent bonheur et courage
Tout comme si chacun d'entre vous m'avait déjà accordé
Un très grand honneur et la preuve de sa bienveillance;
Que l'on célèbre votre bonne pensée autant que votre beau geste !
Ainsi les subjugue-t-il tous et parvient-il à les apaiser.
Ils l'emmènent sur son chemin à l'hébergement
Chez un chevalier fort aisé,
Et tous font de leur mieux pour le servir.
Tous lui accordent des marques de leur estime et, en le servant,
Ils lui firent maint témoignage de leur joie
Pendant toute la soirée, jusqu'à l'heure du coucher,
Car tous le portaient dans leur coeur.
Le lendemain, à l'heure du départ,
Chacun voulut l'accompagner,
Chacun lui fait l'offre de sa personne;
Mais cela ne lui plaît point, il n'éprouve aucune envie
Que d'autres aillent avec lui,
À la seule exception des deux
Qu'il avait jusque là amenés avec lui :
Il se fit accompagner de ces derniers, et de personne d'autre.
Ce jour-là, depuis la matinée ils ont
Chevauché jusqu'à l'heure des vêpres
Sans trouver d'aventure.
En chevauchant au plus vite,
Ils ne sortirent que fort tard d'une forêt;
Ayant franchi la lisière, ils virent une maison
Qui appartenait à un chevalier, et sa femme,
Qui semblait être une dame fort aimable,
Assise devant la porte.
Aussitôt qu'elle put les distinguer,
Elle se leva pour les accueillir;
Le visage riant et joyeux,
Elle les salue et dit : Soyez les bienvenus !
Je veux vous offrir l'hospitalité;
Vous voilà logés, descendez donc de cheval !
— Dame, puisque vous l'ordonnez,
En vous remerciant, nous descendrons;
Nous accepterons votre hospitalité cette nuit.
Ils descendent de cheval et, à leur descente,
La dame fait emmener leurs chevaux,
Car elle avait une très belle maisnie.
Elle appelle ses fils et ses filles,
Et ils se présentèrent tout de suite :
Des jeunes gens courtois et avenants,
Et des chevaliers et de belles jeunes filles.
Elle ordonne aux uns d'ôter les selles
Des chevaux et de bien étriller ceux-ci.
Aucun n'ose la contredire,
Ils firent de bon gré ce qu'on leur demanda.
Elle fait désarmer les chevaliers;
Ses filles se précipitent pour le faire;
Dès qu'ils sont désarmés, elles leur offrent
À chacun un manteau court qu'ils doivent revêtir.
Et puis, directement, elles les amènent
À la maison (qui avait belle allure).
Mais le seigneur ne s'y trouvait pas;
Il était dans la forêt et, avec lui,
Il avait deux de ses fils;
Mais il ne tarda point à venir, et sa maisnie,
Dont les manières ne laissaient rien à désirer,
Franchit vite le seuil de la porte afin d'aller à sa rencontre.
La venaison qu'il apporte,
Ses enfants se dépêchent de la décharger et délier,
Et ils se mettent à lui raconter et à lui dire :
Sire, sire, vous ne le savez pas,
Mais vous avez pour hôtes trois chevaliers.
— Dieu en soit loué ! fait-il.
Le chevalier et ses deux fils
Expriment la grande joie que leur procurent leurs hôtes.
Et la maisnie ne se contente pas de rester sans rien faire;
Jusqu'au plus petit tous étaient disposés
À faire ce qui s'imposait :
Les uns courent hâter les préparatifs du repas,
Les autres s'occupent des chandelles,
Ils les allument et les enflamment;
Ils prennent des serviettes et des bassins
Ainsi que de l'eau afin qu'on puisse se laver les mains :
Ils n'en sont point avares !
On se lave les mains et on va s'asseoir;
Rien dans cette maison
N'était lourd à supporter ni pénible.
Pendant qu'ils mangeaient le premier mets, il se produisit
Une surprise : l'arrivée dans la cour d'un chevalier
Plus orgueilleux qu'un taureau -
Animal connu pour son grand orgueil.
Il se présenta armé de pied en cap,
Assis sur son destrier.
Il appuyait une jambe sur l'étrier
Et il avait mis l'autre jambe
(Afin de paraître élégant et pour se donner un maintien)
Sur le col du destrier à la belle crinière.
C'est bien ainsi qu'il se présenta.
Mais personne ne fit le moindre cas de lui
Avant qu'il ne vînt devant la table et ne dît aux gens :
Lequel de vous est-ce - je veux le savoir -
Qui étale tant de folie et d'orgueil
Et de manque de bon sens
En venant en ce pays et en rêvant
De passer au Pont de l'Épée ?
En vain il s'est donné cette peine,
En vain il a perdu ses pas.
Et celui qui, visé par ces sarcasmes, n'en perdit
Pour autant son calme, lui répond dignement :
Je suis celui qui veut passer le Pont.
— Toi ? toi ? Comment osas-tu le penser ?
Tu aurais mieux fait de réfléchir,
Avant d'entreprendre de faire pareille chose,
Aux conséquences et aux résultats
Qu'elle risquerait d'entraîner pour toi,
Et tu aurais dû te souvenir
De la charrette où tu montas un jour.
Je ne sais pas vraiment si tu as honte
D'y avoir été promené,
Mais, c'est chose certaine, aucun homme vraiment sensé
N'aurait entrepris de réaliser un exploit aussi grand
Si l'on avait eu à lui reprocher un acte à ce point blâmable.
Celui qui entendit dire ces choses
Ne daigne y répondre par un seul mot;
Mais le seigneur de la maison
Et tous les autres avaient bien raison
De s'étonner au plus haut degré.
Ah ! Dieu, quelle grande mésaventure !
Se dit chacun à soi-même,
Que l'heure où l'on pensa à une charrette
Et à la faire soit maudite,
Car c'est une vile et méprisable chose.
Ah ! Dieu, de quoi fut-il donc accusé ?
Et pourquoi fut-il mené sur une charrette ?
Pour quel péché ? Pour quel crime ?
Cela lui sera à tout jamais reproché.
Si seulement il était libre de cet opprobre,
Aussi loin que s'étend la surface du monde
On ne trouverait un seul chevalier,
Pour preux qu'il fût,
Dont la valeur ressemblât à la sienne,
Et quiconque rassemblerait tous les chevaliers ensemble
N'en verrait aucun qui fût aussi beau ni aussi noble que lui,
Pourvu qu'on dise la vérité.
D'un avis commun tous répètent la même chose.
Et l'autre, fort orgueilleusement,
Recommença à parler,
Et il dit : Chevalier, écoute-moi bien,
Toi qui te diriges vers le Pont de l'Épée :
Si tu le veux, tu passeras l'eau
Très facilement et sans difficulté.
Je te ferai traverser l'eau rapidement
Dans une barque.
Mais si je veux exiger de toi un péage,
Quand de l'autre bord je te tiendrai,
Je te prendrai la tête, si je le veux,
Ou si je ne te la prends pas, tu resteras quand même à ma merci.
Et lui répond qu'il ne cherche
Nullement son propre malheur :
Sa tête ne sera jamais l'enjeu d'une aventure
Aussi risquée, même si un malheur devait se produire.
Et l'autre lui réplique à son tour :
Puisque tu refuses ce que je te propose,
Il faudra, afin que soit déterminé qui, de toi ou de moi, aura
La honte et le deuil de ta décision, que tu viennes dehors
Pour te mesurer contre moi dans un combat singulier.
Et lui, entrant dans son jeu, dit :
Si je pouvais refuser ce défi,
Je m'en passerais bien volontiers;
Mais en vérité je préférerais me battre
Plutôt que me voir obligé peut-être à faire pire encore.
Avant de se lever
De la table où il se trouvait assis,
Il dit aux valets qui le servaient
De seller au plus vite son cheval,
Et d'aller chercher ses armes
Afin de les lui porter.
Ils s'exécutent avec tant de zèle qu'ils en perdent le souffle
À la tâche; les uns s'efforcent de lui mettre son armure,
Les autres amènent son cheval;
Et sachez-le bien : il ne paraissait vraiment pas,
Lorsqu'on le voyait avancer au pas,
Armé de toutes ses armes,
Et qu'il tint par les sangles le bouclier,
Et fut monté sur son destrier,
Que l'on aurait tort
En le comptant parmi les beaux et parmi les bons.
Il semble au contraire qu'ils étaient bien à lui,
Le cheval, tant il lui convenait,
Et le bouclier qu'il tenait
Bien serré contre son bras par les sangles;
Et il avait le heaume lacé et
Si parfaitement rajusté à sa tête
Qu'il ne vous viendrait jamais à l'esprit de songer
Qu'il aurait pu être emprunté à autrui;
Vous diriez plutôt, tant il vous aurait plu,
Qu'il semblait y avoir poussé tout naturellement;
Je vous prie de bien vouloir croire ce que j'affirme là.
À l'extérieur, dans une lande,
Se trouve celui qui demande la joute :
C'est là que le combat aura lieu.
Dès que les deux adversaires se voient l'un et l'autre,
Ils foncent l'un sur l'autre à bride abattue,
Si bien que leur rencontre est rapide et rude,
Et ils échangent de tels coups de lance
Que celles-ci ploient en arceau
Et, toutes deux, elles volent en éclats;
Avec leurs épées, ils abîment boucliers,
Heaumes et hauberts;
Ils tranchent dans les bois, ils brisent les fers,
Et par des brèches ainsi ouvertes ils s'infligent des blessures;
Les coups qu'ils échangent dans leur colère
Semblent être les paiements rendus selon les termes d'un contrat;
Mais très souvent leurs épées
Atteignent en se glissant la croupe des chevaux :
Elles s'abreuvent à volonté de sang
En frappant ces derniers jusque dans leurs flancs,
Au point que les deux bêtes, abattues, en tombent mortes.
Après leur chute à terre,
C'est à pied qu'ils se ruent l'un contre l'autre;
Et ils se haïraient à mort
Qu'en vérité les coups d'épée qu'ils se donnent
Ne seraient pas plus cruels.
Ils se frappent avec plus de vivacité que celle
Dont fait preuve le frénétique qui jette ses deniers
En ne cessant jamais de jouer,
Dans l'espoir vain de doubler sa mise aussi souvent qu'il perd;
Mais leur jeu à eux était bien différent,
Puisqu'ils n'avaient pas le luxe de perdre un seul coup;
Il n'y avait que des coups qui portaient et une lutte
Très farouche - dangereuse et bien cruelle.
Ceux de la maison étaient tous sortis :
Seigneur, dame, filles et fils,
De sorte que personne ne resta, ni celle-ci ni celui-là,
Qu'il appartînt ou pas à la maisnie,
Ils s'étaient au contraire tous rangés
Afin de regarder le combat
Au milieu de cette vaste lande.
Le Chevalier de la Charrette
S'accuse de lâcheté et de couardise
Quand il voit que son hôte le regarde;
Et il se rend bien compte que les autres,
Tous ensemble, ne le quittent pas des yeux.
De colère son corps tout entier se met à trembler,
Car il aurait dû, pense-t-il,
Depuis longtemps déjà avoir vaincu
Celui qui se bat contre lui.
Alors il se met à frapper l'adversaire de telle sorte
Que ses coups d'épée pleuvent autour de sa tête,
Et il fond sur lui comme une tempête
En le serrant de si près et en lui disputant si âprement le champ
Qu'il lui enlève du terrain;
Il le contraint à céder tant de terrain et il le malmène tellement
Qu'il est sur le point de perdre son souffle,
Et il ne lui reste plus guère de force pour se défendre.
C'est alors que le Chevalier se rappelle
Que l'autre avait agi fort vilainement
En lui reprochant la charrette.
Il le contourne et le harcèle de telle sorte
Qu'il ne lui laisse intacts
Ni lacets ni sangles autour du col de son haubert;
Et il lui fait voler de la tête
Son heaume et fait tomber par terre sa ventaille.
Il le fait tellement souffrir et le torture tant
Qu'il ne lui reste qu'à demander merci,
Tout comme l'alouette qui ne peut pas
Résister aux assauts de l'émerillon,
Ni trouver nulle part un refuge sûr,
Parce que celui-ci ne cesse de la doubler et de la dominer;
Aussi, tout couvert de honte,
Va-t-il supplier et implorer
Merci, car il ne saurait trouver mieux à faire.
Lorsque l'autre entend qu'il implore
Sa grâce, il cesse de l'atteindre et de le frapper,
Et il dit : Veux-tu que je t'épargne ?
— Vous avez parlé en homme fort sage,
Fait-il, un fou ne s'exprimerait pas autrement;
Jamais je ne voulus rien autant
Qu'obtenir ma grâce en ce moment.
Et il dit : Il te faudra
Monter sur une charrette.
Il ne te serait d'aucun secours du tout
De me raconter quoi que ce soit,
Si tu refusais de monter sur la charrette,
Parce que ta bouche fit preuve de grande folie
En me reprochant insolemment d'y être monté.
Et le chevalier lui répond :
Qu'à Dieu ne plaise que j'y monte !
— Non ? fait l'autre, alors tu vas mourir ici même.
— Sire, vous pourriez bien me tuer,
Mais, pour Dieu, je vous supplie et vous demande
Grâce, à condition que je n'aie point
À monter sur la charrette.
J'accepte d'avance toute sentence,
Hormis celle-là, pour dure et pénible qu'elle soit.
J'aimerais mieux mourir cent fois
Plutôt que subir pareil malheur.
Il n'y a rien d'autre que vous puissiez exiger de moi
Qui soit d'une nature telle que je refuserais de le faire
Si je pouvais ainsi obtenir votre pardon et votre grâce.
Pendant qu'il implore sa merci,
Voilà qu'en plein milieu de la lande
Une demoiselle arrive à l'amble
Montée sur une mule fauve,
Toute ébouriffée, ses vêtements et ses cheveux en désordre;
Et elle tenait un fouet à la main
Dont elle cinglait sans pitié sa mule,
Si bien qu'en vérité nul cheval
Ne galoperait aussi vite
Que cette mule-là courait à l'amble.
Au Chevalier de la Charrette
La demoiselle dit : Que Dieu remplisse,
Chevalier, ton coeur de la parfaite joie
Et jouissance de la chose qui fait tes plus grandes délices !
Celui qui l'avait écoutée avec plaisir
Lui répond : Que Dieu vous bénisse,
Demoiselle, et vous donne joie et santé !
Alors celle-là lui dit ce qu'elle a sur le coeur :
Chevalier, fait-elle, je suis venue
De loin et par besoin jusqu'ici
Auprès de toi, pour demander un don
En échange duquel le prix et la récompense que j'offrirai
Seront aussi grands qu'il m'est possible de faire;
Et tu auras un jour besoin
De mon secours, je pense.
Et il lui répond : Dites-moi
Ce que vous voulez, et si je peux vous l'accorder,
Vous l'aurez sans délai,
Pourvu que ce ne soit rien de trop pénible.
Et elle dit : Il s'agit de la tête
De ce chevalier que tu as vaincu;
À dire vrai, tu ne trouvas jamais
Un être aussi traître et déloyal que lui.
Tu ne commettras aucun péché ni ne feras de mal
En m'accordant ce don, tu feras au contraire un acte de charité,
Car c'est l'individu le plus déloyal
Qui fût jamais ou qu'on puisse un jour rencontrer.
Et lorsque le vaincu
Entendit qu'elle veut que l'autre le tue,
Il lui dit : Ne la croyez pas,
Car elle me déteste; mais je vous en prie,
Ayez pitié de moi,
Au nom de ce Dieu qui est fils et père
Et qui fit sa mère de celle
Qui était sa fille et sa servante !
— Ah ! Chevalier, fait la demoiselle,
Ne crois pas ce traître.
Que Dieu t'accorde joie et honneur
Tant que tu pourrais le désirer,
Et qu'Il t'octroie de réussir entièrement
La mission que tu t'es choisie !
Alors le Chevalier, pris par des doutes,
Demeure là, immobilisé, en train de réfléchir :
Va-t-il enfin faire cadeau de la tête
À celle qui le somme de la couper,
Ou va-t-il faire preuve de charité envers l'autre
De sorte qu'il prendra pitié de lui ?
Il veut faire à l'un et à l'autre
Ce qu'ils lui demandent :
Largesse et Pitié le commandent
De les traiter bien tous les deux,
Et lui-même était généreux et compatissant.
Mais si la demoiselle emportait la tête,
C'est Pitié qui serait vaincue et détruite;
Et si elle ne l'emporte point,
Ce sera la défaite de Largesse.
Voilà la prison, la détresse
Où Pitié et Largesse l'ont enfermé,
Angoissé et tourmenté.
La demoiselle veut qu'il lui donne
La tête qu'elle lui réclame;
En revanche l'autre en appelle pour qu'il lui fasse grâce,
À son sens de la pitié et à la noblesse de son coeur.
Et puisqu'il lui avait bel et bien requis
Merci, pourquoi ne l'aurait-il donc pas ?
Certes, il ne lui arriva jamais
Qu'à aucun adversaire, pour ennemi qu'il fût,
Dès qu'il eut triomphé de lui
Et qu'il eut à lui crier merci,
Il ne lui était jamais encore arrivé
De lui refuser sa merci une première fois,
Mais pas plus qu'une seule fois.
Ainsi ne la refusera-t-il pas
À cet homme-ci qui ne cesse de l'implorer et de le prier,
Puisque telle est sa coutume.
Et celle qui veut la tête, L'aura-t-elle ?
Oui, s'il peut la lui donner.
Chevalier, fait-il, il te faut
Derechef combattre contre moi,
Et je t'accorderai la grâce exceptionnelle,
Si tu acceptes de défendre ta tête,
De te laisser reprendre
Une deuxième fois ton heaume, et t'armer
Tout à loisir la tête et le corps
Le mieux que tu pourras.
Mais sache-le bien : tu mourras
Si à nouveau je te vaincs.
Et l'autre répond :
Je ne cherche pas mieux,
Ni ne te demande d'autre grâce.
— Et je t'accorde aussi ceci comme avantage considérable,
Fait-il, à savoir qu'en me combattant
Contre toi, je ne bougerai point
De l'endroit où je suis à présent.
L'autre se prépare et, tous deux, ils s'affrontent
Dans le combat comme des furieux;
Mais la nouvelle victoire
Du Chevalier fut plus rapide et facile
Que celle qu'il avait remportée auparavant.
Et à l'instant la demoiselle Crie :
Ne l'épargne pas, Chevalier, quoi qu'il te dise,
Car il ne t'aurait certainement pas épargné
S'il avait eu l'occasion de te vaincre.
Sache-le bien : si tu acceptes de le croire,
Il te trompera une fois de plus.
Tranche la tête à l'homme le plus déloyal
De l'empire et du royaume,
Noble Chevalier, et donne-la-moi.
Tu feras bien de me la donner,
D'autant plus que je saurai bien te récompenser,
Je crois, un jour de l'avoir fait;
S'il le peut, il te trompera
De nouveau avec ses discours.
Celui qui voit que sa mort s'approche
Lui crie merci haut et fort;
Mais ses cris ne valent rien,
Ni nul mot qu'il sache lui dire;
L'autre le tire vers lui par le heaume
Et lui en coupe tous les lacets :
Sa ventaille et sa coiffe argentée,
Il les lui fait sauter de sa tête.
De plus en plus désespéré, il l'implore :
Grâce, pour l'amour de Dieu !
Grâce, brave chevalier !
Celui-ci répond : Par le salut de mon âme,
Jamais plus je n'aurai pitié de toi,
Puisqu'une fois déjà je t'ai accordé un répit.
— Ah ! fait-il, vous feriez un péché
Si vous ajoutiez foi à ce que dit mon ennemie
Et me faisiez mourir de cette manière-là.
Et celle qui désire sa mort

L'exhorte de son côté
Qu'il fasse vite pour lui trancher la tête
Et qu'il cesse de croire ce qu'il lui dit.
Il frappe, et la tête s'envole
Au milieu de la lande et le corps s'effondre;
Tout cela plaît fort à la demoiselle.
Le Chevalier ramasse la tête
Par les cheveux et la tend
À celle qui ne cache pas sa grande joie
Et qui dit : Que ton coeur connaisse la joie
De posséder la chose qu'il voudrait le plus,
Tout comme, à présent, le mien par rapport
À la chose que je voulais le plus.
Je ne souffrais de rien
Sauf du fait qu'il vivait toujours si longtemps.
Une récompense de ma part t'attend,
Et elle te sera donnée en un temps très opportun pour toi.
Tu profiteras grandement de ce service
Que tu m'as rendu, je m'en porte garante.
Je m'en irai maintenant, et je te recommande
À Dieu : qu'Il te protège de tout péril.
La demoiselle le quitte alors,
Et ils se sont recommandés l'un et l'autre à Dieu.
Mais tous ceux qui, au milieu de la lande,
Ont vu le combat,
Sentent monter en eux une très grande joie;
Ils se dépêchent de désarmer
Le Chevalier le plus joyeusement du monde
Et ils lui font tous les honneurs dont ils sont capables.
Ils se relavent les mains,
Car ils voulaient se remettre à table;
À présent ils sont bien plus gais que de coutume,
Et ils mangent avec une grande allégresse.
Lorsqu'ils eurent fini de manger avec toute la lenteur requise,
Le vavasseur dit à son hôte
Qui était assis à ses côtés :
Sire, voilà longtemps que nous vînmes
Ici du royaume de Logres.
Nous en sommes natifs, et nous voudrions
Qu'honneur vous fût rendu et que grand profit
Et joie fussent votre partage en ce pays, et voulons
Que nous-mêmes puissions en tirer avantage avec vous,
Et à maint autre il serait salutaire
Si honneur et succès vous accompagnaient
Au cours de votre entreprise.
Et l'autre de répondre : Je le savais déjà.

Quand le vavasseur eut cessé
De parler et sa voix se fut tue,
Alors l'un de ses fils se mit
À lui dire : Sire, à votre service
Nous devrions mettre tous nos moyens,
Et donner au lieu de promettre seulement;
Si vous aviez besoin de prendre ce que nous vous offrons,
Nous ne devrions plus attendre
Que vous nous en fassiez la demande formelle.
Sire, ne vous inquiétez pas
De la mort de votre cheval,
Car ici il ne manque pas de chevaux bien forts;
Je désire tant que vous fassiez vôtre ce qui est à nous :
Vous en prendrez le meilleur de chez nous
À la place du vôtre, car vous en avez vraiment besoin.
Et il répond : Bien volontiers.
Alors on fait préparer les lits,
Et ils se couchent.
Dès qu'il fait jour,
Au petit matin, ils se lèvent et préparent leur départ.
Les voilà prêts à partir, ils se retournent.
Au moment de partir, il ne commet nulle infraction à l'étiquette :
Il prend solennellement congé de la dame
Et du seigneur, ainsi que de tous les autres.
Mais je vais vous raconter une chose
Parce que je ne néglige aucun détail;
C'est que le Chevalier ne voulut pas
Monter sur le cheval qu'on lui avait prêté
Devant la porte;
Il y fit monter - je tiens à vous le conter -
Un des deux chevaliers
Qui étaient venus avec lui.
Et il monte sur le cheval de celui-là,
Car cela lui plaisait et c'était là ce qu'il voulait.
Lorsque chacun eut pris place sur son cheval,
Ils se mirent en route tous les trois
Avec l'autorisation et la permission
De leur hôte, qui les avait servis
Et honorés autant qu'il le pouvait.
Ils suivent le droit chemin
Jusqu'au déclin du jour
Et ils arrivent devant le Pont de l'Épée
Après l'heure de none, vers la vêprée.
Aux abords du redoutable pont,
Ils sont descendus de cheval,
Et contemplent l'eau traîtresse,
Noire, bruyante, rapide et impétueuse,
D'apparence si laide et si sinistre
Qu'on aurait dit la rivière du diable,
Et si périlleuse et si profonde
Que toute créature en ce monde,
Si elle y était tombée,
Aurait été perdue comme dans l'océan.
Et le pont jeté à travers le torrent
Était différent de tous les autres;
Jamais il n'y en a eu de tel
Et jamais, si vous me le demandez,
Car il n'y aura pont avec un si effrayant tablier :
Fait d'une épée fourbie et éclatante de blancheur,
Le pont surplombait l'eau glaciale;
La lame était bien trempée et solide
Et avait deux lances de long.
À chacune des deux extrêmités
Elle était attachée à un billot de bois.
Ne craignez pas que le Chevalier tombe à l'eau
Parce que l'épée va ployer et se rompre,
Car elle était si bien forgée
Qu'elle pouvait porter un lourd fardeau.
Mais ce qui achève de consterner
Les deux compagnons du Chevalier,
C'est qu'ils croyaient voir
Deux lions ou bien deux léopards
Enchaînés à un bloc de pierre
De l'autre côté du pont.
L'eau torrentueuse, l'épée servant de pont,
Les deux lions les effrayent tellement
Qu'ils tremblent tous deux de peur
Et disent : Messire, écoutez
Nos conseils au sujet de ce que vous voyez,
Car vous en avez bien besoin.
Ce pont est mal construit et ajusté
Et fort mal charpenté.
Si vous ne vous repentez pas à temps,
C'est trop tard que vous allez vous repentir.
Il convient de faire certaines choses
En prévoyant les conséquences.
Même si vous parveniez à gagner l'autre côté -
Ce qui paraît aussi impossible
Que de maîtriser les vents
Et leur défendre de souffler,
Que d'empêcher les oiseaux de chanter
Au point qu'ils y renoncent,
Que de rentrer dans le ventre maternel
Pour renaître plus tard,
Ou bien vider la mer de son eau,
Autant d'impossibilités -
Pensez-vous, imaginez-vous
Que ces deux lions sauvages,
Enchaînés de l'autre côté
Ne vous déchireront pas à belles dents,
Ne suceront pas votre sang, ne dévoreront pas
Votre chair et ne rongeront pas vos os ?
Rien que de les regarder
Fait appel à toute notre hardiesse.
Si vous ne songez pas à votre sécurité,
Ils vous tueront, n'en doutez pas;
Ils auront tôt fait de vous rompre et arracher
Les membres du corps,
Car ils ne vont pas vous faire grâce.
C'est à vous d'avoir pitié de vous-même,
Restez donc avec nous !
Vous seriez coupable envers vous-même
De vous exposer volontairement
À une mort certaine.
Et le Chevalier de leur répondre en souriant :
Seigneurs, je vous remercie
D'être si préoccupés à mon sujet,
Votre amitié et votre loyauté vous inspirent.
Je sais bien que d'aucune façon
Vous ne désirez que malheur m'arrive;
Mais j'ai telle foi et telle croyance
En Dieu qu'Il me protégera n'importe où.
Je ne crains ni ce pont ni ce torrent
Davantage que la terre ferme des deux rives;
Je vais donc risquer l'aventure
Et m'engager sur le pont.
Je préfère la mort à battre en retraite.
Ses deux compagnons ne savent plus que dire,
Mais ils soupirent et versent des larmes
Abondantes, l'un et l'autre.
Lui s'apprête à traverser
Le gouffre au mieux qu'il sait.
Il agit alors de manière bien étrange,
Car il désarme ses mains et ses pieds.
Il ne parviendra pas en face
En très bon état,
Il est arrivé à se maintenir,
Les mains et les pieds nus,
Sur l'épée plus affilée qu'une faux.
Il n'avait laissé sur ses pieds
Ni souliers, ni chausses, ni avant-pied;
Il ne s'effrayait pas trop
De se blesser aux mains et aux pieds;
Il eût préféré se mutiler
Que tomber du pont et être immergé
Dans une eau dont il ne serait jamais sorti.
À grande douleur, comme il l'avait projeté,
Et à grande détresse, il avance;
Il se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds,
Mais Amour qui le conduit et mène
Calme ses souffrances -
D'ailleurs souffrir lui est doux.
Rampant sur ses mains, pieds et genoux,
Il parvient à joindre l'autre côté.
Mais il se souvient
Des deux lions qu'il croyait
Avoir vus quand il se trouvait en face.
Il regarde de nouveau
Et n'aperçoit pas même un lézard,
Nulle créature capable de lui faire du mal.
Plaçant sa main devant son visage,
Il scrute son anneau et se rend compte,
Quand il ne voit aucun des deux lions
Qu'il pensait avoir aperçus,
Qu'il avait été victime d'un enchantement,
Car devant lui ne se trouvait rien de vivant.
Ses deux compagnons sur l'autre rive
Naturellement se réjouissent
De le voir de l'autre côté,
Mais ils ne savent pas combien il s'est blessé.
Le Chevalier pense avoir beaucoup gagné
Quand ses blessures ne sont pas plus graves.
Il étanche le sang qui coule de ses plaies
À l'aide de sa chemise.
Devant lui il voit s'élever une tour
Si formidable que de ses yeux
Il n'en avait jamais vu de pareille :
Elle n'aurait pu être plus imposante.
Appuyé à une fenêtre
S'était le roi Bademagu,
Un monarque épris
D'honneur et de vertu;
Surtout il entendait agir
Loyalement en toute circonstance.
Et son fils, qui s'efforçait partout et toujours
De se conduire à l'opposé de son père,
(Car d'être déloyal lui plaisait,
Et jamais il ne se lassait
De commettre vilenie,
Trahison ou félonie),
S'était accoudé près de lui.
Père et fils avaient vu au-dessous d'eux
Le Chevalier cheminer le long du pont
À grand-peine et à grande douleur.
De déplaisir et de colère
Méléagant est devenu tout pâle.
Il est certain maintenant
Qu'on va lui disputer la reine,
Mais il était si vaillant chevalier qu'il ne craignait
Nul homme, fût-il fort et hardi à l'excès.
Personne ne l'aurait surpassé en chevalerie,
S'il n'avait été si déloyal et si félon;
Mais il avait un coeur de pierre,
Vide de douceur et de pitié.
Ce qui plaît au roi et le rend heureux
Exaspère son fils.
Le roi sait fort bien
Que celui qui a passé le pont
Est supérieur à tous les autres,
Et que nul n'aurait osé le traverser
En qui dort et repose
Lâcheté, celle qui déshonore les siens
Plus que Prouesse n'honore les vaillants.
Prouesse a donc moins de pouvoir
Que Lâcheté et Paresse,
Tant il est vrai
Qu'il est plus aisé de faire le mal que le bien.
De Lâcheté et de Prouesse je vous parlerais
Bien plus, si je ne craignais de m'attarder;
Mais j'ai autre chose à considérer,
Car je veux retourner à mon récit.
Vous allez entendre
Comment le roi sermonne son fils :
Fils, fait-il, c'est par hasard
Que nous sommes venus, toi et moi,
Nous accouder à cette fenêtre.
Nous en avons été si bien récompensés
Que nous avons assisté pleinement
Au plus grand exploit
Qui fût jamais accompli même en pensée.
Or dis-moi si tu n'admires pas
L'auteur d'un tel exploit ?
Fais ta paix avec lui
Et rends-lui la reine !
Tu ne gagneras rien à te battre contre lui,
Tu pourrais même y perdre grandement.
Fais-toi donc tenir pour un homme sensé Et courtois.
Envoie-lui La reine avant qu'il ne te voie.
Honore-le de telle façon en ta terre
Que ce qu'il est venu quérir
Tu lui donnes avant qu'il ne le demande.
Tu sais bien
Qu'il est en quête de la reine Guenièvre.
Ne te fais pas tenir pour sot,
Fou, ou arrogant.
Du moment qu'il se trouve seul en ta terre,
Tu dois lui tenir compagnie.
Un prud'homme doit se montrer accueillant
Envers tout autre sage prud'homme, l'honorer,
Le traiter courtoisement, et non lui battre froid.
Celui qui honore les autres s'honore lui-même :
Sache que l'honneur rejaillira sur toi,
Si tu rends service et honneur
À celui qui est sans conteste
Le meilleur chevalier du monde.
Méléagant répond :
Que Dieu me confonde
S'il n'en existe pas d'aussi bon ou de meilleur !
Son père eut tort de l'oublier,
Car il ne se juge pas inférieur à Lancelot.
Il enchaîne : Pieds joints et mains jointes,
Peut-être voulez-vous que je devienne
Son vassal et tienne ma terre de lui ?
Que Dieu me soit en aide, je préférerais devenir
Son homme que de lui rendre La reine !
Que Dieu m'en garde,
De la lui rendre à si peu de frais !
Certes, je n'entends pas la rendre,
Mais la disputer et la défendre
Contre tous ceux assez fous
Pour oser venir la quérir.
Alors le roi revient à son idée :
Fils, tu te conduirais en homme courtois
Si tu renonçais à cette folie.
Je te conseille et te prie de te calmer.
Tu sais bien que ce Chevalier
Se couvrira de gloire s'il conquiert la reine
En luttant contre toi. Il préfère l'obtenir
Comme prix d'un combat plutôt qu'en cadeau,
Car ce serait pour lui un titre de gloire.
Il me paraît certain qu'il n'est pas parti en quête
Pour la recevoir paisiblement,
Il entend l'obtenir à la suite d'un combat.
Tu serais bien inspiré
Si tu le privais d'un tel combat;
Je souffre de te voir si déraisonnable,
Mais si tu rejettes mes conseils,
J'aurai moins de regrets s'il t'arrive malheur;
Et il pourra bientôt t'en cuire,
Car le Chevalier n'a personne
À redouter à part toi.
Je lui accorde trève et sauvegarde,
Au nom de tous mes vassaux et au mien.
Jamais je n'ai commis déloyauté,
Trahison ou félonie,
Et je ne commencerai à en commettre
Ni pour toi ni pour tout autre.
C'est sans ambiguïté aucune
Que je vais promettre à ce Chevalier
Qu'il n'aura besoin de rien,
Armes ou cheval, qu'il ne le reçoive,
Du moment qu'il a eu la hardiesse
De venir jusqu'ici. Il sera protégé
Et sa vie assurée contre tous,
Sauf contre toi. Apprends
Que s'il peut se défendre contre toi
Il n'aura personne d'autre à craindre.
— J'ai tout loisir de vous écouter,
Fait Méléagant, et de me taire,
Et vous direz ce qu'il vous plaira.
Mais peu me chaut tout ce que vous dites;
Je ne suis pas si ermite,
Si plein de compassion et de charité,
Que je ne sois prêt à trouver honorable
De lui céder la femme que j'aime le plus au monde.
Et son affaire est loin d'être conclue
Si tôt et si aisément.
Les choses prendront un cours
Tout opposé à celui que vous envisagez tous deux.
Même si vous l'aidez contre moi,
Ce n'est pas une raison pour nous fâcher, vous et moi.
Qu'il ait paix et trève de vous et tous vos hommes,
Importe bien peu.
Cela ne m'intimide pas du tout.
Au contraire cela me plaît beaucoup, et Dieu en soit loué,
Qu'il n'ait que moi à craindre.
Ne faites donc rien pour moi
Qui puisse vous faire accuser
De déloyauté ou de trahison.
Soyez bon tant que vous voudrez
Et permettez-moi par contre d'être méchant.
— Comment ? Tu ne vas pas changer d'avis ?
— Non, répond Méléagant.
— Je ne t'en dirai pas davantage.
Fais de ton mieux, car je te laisse
Pour aller parler au Chevalier.
J'entends lui offrir aide
Et conseil en tout ce qui le concerne,
Comme étant entièrement à sa disposition.
Le roi descendit de la tour
Et fait amener son cheval,
C'était un grand destrier;
Il monte par l'étrier,
Menant avec lui trois chevaliers
Et deux sergents
En tout et pour tout.
Ils n'arrêtèrent pas leur descente
Avant d'être arrivés près du pont.
Le Chevalier continuait à étancher
Ses plaies et à en ôter le sang.